Fédération québécoise des échecs
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Pourquoi perd-on même en jouant bien ?


Par Camille Coudari

Maître International

(Article de Camille Coudari parue dans Échec+ # 86 novembre décembre 1992.)

Un des aspects les plus sérieux et fascinants de la compétition sous toutes ses formes est la mince, parfois la ridicule distance qui sépare la victoire de la défaite, le triomphe complet du désastre le plus amer. Que tant puisse dépendre de si peu, l’esprit le plus expérimenté, le plus au fait de la fragilité des choses, ne parvient jamais à l’accepter tout à fait.

Pourquoi le ballon a-t-il glissé des doigts d’un tel au moment crucial ? Pourquoi la rondelle a-t-elle ricochée à gauche et non à droite ? Quel invisible et aveugle jeu entre le mouvement et l’inertie a bien pu déterminé un effet, qui lui même se cause de tant de choses ?

Surtout, ce jeu est-il réellement aveugle, est-ce celui du hasard, ou bien dépend t-il de nous, et si oui, à quel point ?

Telle est la question existentielle que pose, dans le cadre dérisoire en lui même de quelques poteaux, de lignes tracées sur le sol (ou sur un échiquier), toute partie, quelle qu’elle soit.

Que l’on invoque la nécessité de sublimer l’agressivité, le simple plaisir d’être actif, le lavage de cerveau, n’importe quoi, on ne trouvera pas d’explication plus fondamentale au fait que l’instinct ludique, le besoin de jouer, occupe, chez l’homme, une place à peine inférieure à celle de la pulsion sexuelle : c’est que l’un et l’autre, fonctions vitales, ne sont que des formes que prend la vie se manifestant, se cherchant et s’interrogeant sur elle même.

Le jeu peut donc se définir moins comme une récréation, que comme une re-création dramatique d’un microcosme servant à la fois à actualiser et exorciser le cosmos supérieur. Toute partie, comme son nom l’indique, équivaut par conséquent à une fraction d’espace et de temps d’ou le rôle extrêmement important, particulièrement dans les sports d’équipe, du terrain et du chronomètre rituellement circonscrite pour servir de fenêtre sur ce qui ne peut être circonscrit.

Les anciens l’avaient bien compris, qui avaient si étroitement associé la Mort avec les échecs. Car toute recherche sur le sens de la vie ne revient-elle pas à lutter avec le problème de la mort, et tout sens ne peut-il s’imposer, c’est à dire triompher, uniquement si ce problème est résolu, c’est à dire battu ?

Pourquoi les échecs ne sont pas un autre jeu ? C’est sans doute parce qu’ils différent par leur forme des jeux physiques et du hasard, et écartent à un très grand degré l’intrusion dans le jeu d’éléments nettement incontrôlable. Point de coup de vent capricieux ou d’arbitrage de Dame Chance. Ici, tout semble vraiment reposer sur l’esprit, et tout concourt à faire de lui seul l’acteur de la cérémonie « magique ».

D’ou le fait qu’aux échecs, plus qu’ailleurs, le moment ou l’inexplicable, l’irrationnel, l’inhumain, la destinée en somme, fait soudain irruption est si difficile à accepter, à comprendre, à tolérer.

Et le plus paradoxal, c’est que c’est justement parce que la chose existe, parce que l’ennemi guette, que les échecs gardent leur valeur. Sinon ils seraient bien sur, un simple exercice mathématique. Ce qui fait le désespoir des joueurs est donc, en fin de compte, ce qui les attache le plus au jeu.

Les points tournants, les sensationnels renversements de situations, les coups manqués nous délectent et nous torturent non parce qu’ils ne font que nous surprendre, mais parce que ce sont des moments qui nous mettent face à nous même, quand ce cristallise la grande question : pourquoi est-ce arrivé ainsi, qu’est-ce qui en a décidé ainsi ?

La partie qui va suivre illustre merveilleusement le drame du joueur , sa vulnérabilité face à cette main qui joue avec lui comme il joue avec ses pièces et qu’il doit comprendre, éclairer, qu’elle se trouve en lui même ou ailleurs, s’il veut espérer parvenir à la perfection.

Robert Hubner, un jeune grand maître allemand, y a les Blancs contre l’ancien champion du monde Tigran Petrisian dans l’avant dernière ronde de l’inter zonal de Manille (1976). Il mène avec une mince avance d’un demi point ; Larsen est ex æquo avec lui, et une horde de joueurs est à leurs trousses pour l’une des trois premières places qualificatives aux matches des Prétendants.

Cinq ans auparavant encore tout a fait inconnu, Hubner avait étonné le monde des échecs en se qualifiant une première fois. C’est justement contre Pétrosian qu’il avait joué son match de quart de finale, et avait surpris d’avantage encore en lui tenant tête et annulant les sept premières parties, le match devait en comporter 10. La ronde suivante, il montait une attaque pratiquement gagnante pour soudain faiblir vers la fin et perdre le match par cette unique défaite.

À l’Inter zonal de Manille, Hubner vient de faire une poussée fantastique, rejoignant Larsen qui, à un certain moment, avait deux points d’avance sur lui.

Une partie nulle contre Petrosian l’assurerait pratiquement de se qualifier. De plus, il a le Blancs. Il ouvre, et son adversaire répond avec une formation « hippopotame » (double fianchetto avec pions en e6 et d6). Rien de très entreprenant. Hubner joue correctement son ouverture, gagne un pion (22.Fxc5), puis un deuxième (29.Dxa7). C’est le massacre. Pétrosian a rarement été malmené de cette façon. Hubner va se qualifier. Hubner va gagner l’Inter zonal, quelles seraient ses chances contre Karpov ?

Mais soudain Pétrosian, à qui il ne reste que quelques secondes, joue 36…Dd6.


Robert Hubner, GMI - Tigran Petrosian, GMI
Manille (Interzonal), 1976
Défense Moderne ; Enc. B-06

1.Cf3 g6 2.e4 Fg7 3.d4 d6 4.Fc4 e6 5.Fb3 Ce7 6.0–0 0–0 7.c3 b6 8.Cbd2 Cbc6 9.Te1 Ca5 10.Fc2 c5 11.Cf1 Cac6 12.Fe3 Dc7 13.Tc1 e5 14.h3 Cd8 15.C3h2 Fb7 16.Cg3 exd4 17.cxd4 Ce6 18.Fb3 d5 19.e5 Cc6 20.Cg4 Tfd8 21.dxc5 bxc5 22.Fxc5 Cxc5 23.Txc5 De7 24.Dc1 Tac8 25.Cf6+ Rh8 26.Cxd5 Df8 27.De3 Cxe5 28.Txc8 Txc8 29.Dxa7 Fxd5 30.Fxd5 Db4 31.Te2 f5 32.Db7 Tc1+ 33.Rh2 Df8 34.f4 Cd3 35.Db5 Fd4 36.Ch1 Dd6



L’Allemand a cinq minutes pour réfléchir et voir, comme le premier amateur venu, que son adversaire le bluffe et peut être maté très simplement en cinq coups : 37.De8+ Rg7 38.Te7+ Rh6 39.Df8+ Fg7 40.Dxg7+ Rh5 41.Dxh7 mat.

37.g3?
Mais voilà, ce coup de précaution malencontreux donne soudain une virulente attaque aux Noirs.

37…Cxf4 38.De8+ Rg7
La partie n’est pas encore perdue, car après 39.De7+ Rh6! 40.Dh4+ (et non 40.Dxd6 Fg1+), Les Blancs peuvent encore se battre.

39.Te7+??
Mais le destin, ou ce que vous voulez l’appeler, est au rendez-vous. Hubner joue sa combinaison « matante » un coup trop tard…

39…Rh6 40.Cf2 Fxf2 41.Txh7+ Rg5 (0 – 1)
…et c’est lui qui se retrouve maté. Adieu veaux, vaches, Karpov, lauriers. Hubner manque la chance de sa vie de passer peut-être à l’immortalité. Comment a-t-il pu laisser tomber le ballon tout seul à une verge des buts? Quel mystérieux sort en a décidé ainsi? Hubner se posera la question le reste de son existence.



 


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Développement et intégration / Richard Duguay
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